La prospective et l’évaluation pour répondre au mieux à l’impératif de soutenabilité et de politiques publiques vertueuses au sortir et pour sortir de la crise


Avant-propos

La crise sanitaire à laquelle la communauté internationale fait face n'épargne pas le Grand-Duché de Luxembourg. Elle est exceptionnelle par sa nature, son ampleur, la rapidité de propagation et l'intensité des réponses apportées par les pouvoirs publics aux niveaux national et international.

Bien des observateurs comptent sur le fait qu'à la crise fulgurante que nous connaissons puisse succéder un redémarrage voire un rebond tout aussi fulgurant. Et de ce point de vue, la riposte des pouvoirs publics pour protéger la santé publique et préserver l'appareil productif, économique et financier a été franche, rapide et d'une intensité jamais vue. La mise en place d'un confinement strict et d'un programme massif de stabilisation de l'économie nationale en est l'illustration : « pour sauver des dizaines, peut-être des centaines de milliers de vies, il aura ainsi fallu en passer par des mesures déclenchant une crise économique majeure » .

Du côté du Vieux Continent, les institutions de l'Union et de la zone euro ainsi que les gouvernements nationaux ont eux aussi rapidement adopté un premier train de mesures de très grande ampleur permettant d'amortir, pour les ménages et les entreprises, une part importante de la baisse d'activité. Nul ne sait encore comment la communauté internationale, singulièrement les membres de l'Union européenne, sortira de la crise sanitaire, ni comment les économies vont pouvoir concrètement redémarrer. Ce qui semble en revanche assez factuel, c'est que les interrogations, les réflexions et les actions de nombreux acteurs au niveau mondial, et déjà avant l'avènement de la crise en cours, sonnent comme une critique voire un ensemble de remises en cause, par exemple de la mondialisation, pour des raisons politiques, environnementales ou éthiques (pour ne citer que ces dimensions).

La SOLEP asbl propose ici quelques réflexions qu'elle espère utile aux décideurs économiques et aux décideurs publics, à la société civile organisée et aux citoyens, pas tant sur des solutions concrètes de nature sanitaire ou économique pour sortir de la crise que sur le « comment », la manière dont nous pourrions collectivement envisager et discuter d'une approche crédible et pertinente pour construire « l'après » et s'assurer d'une gouvernance publique à la hauteur des objectifs d'intérêt général. De ce point de vue, il n'étonnera personne, puisque c'est notre raison d'être, que nous défendions l'idée que la prospective et l'évaluation, en tant que disciplines à la fois intellectuelles et pratiques et corpus méthodologique relatifs à l'éclairage, l'élaboration et l'optimisation des politiques publiques, soient des ingrédients très utiles aux fins précitées.

Sur quelques enjeux-clés que la crise semble révéler

Aux yeux de la SOLEP, il est important de penser l'action publique pour ce qu'elle requiert d'engagement et d'action concrète dans l'immédiat et selon un horizon de temps pertinent qui, dans l'idéal, la prémunisse de considérations politiques de court terme, pas toujours alignées aux impératifs de durabilité et d'intérêt général. Et pour réfléchir au mieux à cela, il est utile de s'interroger sur ce que la crise en cours révèle en apparence, sur les constats, les réalités, peut-être même sur les idées fausses (du moins pas toujours très justes) ou les idées-reçues qu'elle nous amène à expliciter et à chasser. S'agissant des constats, l'exemple luxembourgeois est intéressant à observer : reconnaissons en particulier qu'à circonstances exceptionnelles, les acteurs socio-économiques et de la société du Grand-Duché montrent une certaine capacité à resserrer les liens et à collaborer comme rarement, parfois même de manière inattendue. Cette appétence à collaborer, souvent illustrée par la solidarité entre citoyens, entre acteurs économiques, entre secteurs privé et public, est peut-être le signe d'une très grande résilience, que l'on retrouve d'ailleurs au niveau international s'agissant de la communauté de la recherche scientifique et médicale qui travaille à l'échelle mondiale, entre autres, à l'élaboration d'un vaccin anti-COVID. Reconnaissons également que, face à la crise, nombre de choses qui paraissaient, il y a encore quelques semaines, totalement inconcevables ou – disait-on – impossibles sont devenues, soit envisageables soit tout simplement des réalités concrètes, certes plus ou moins temporaires – l'avenir le dira (ex. du télétravail en milieu bancaire). La crise, comme toujours, se révèle un déclencheur d'adaptation et un accélérateur de transformations multiples, donnant l'apparence d'une considérable lame de fond et dont il conviendra de mesurer l'impact dans le temps bien évidemment ; elle est du reste un révélateur assez implacable d'un certain nombre de vulnérabilités chroniques et structurelles et de fractures de la société, notamment au niveau numérique et social (les enfants confinés ne sont pas tous à la même enseigne du point de vue de l'accès à l'éducation nationale pour ne citer que cet exemple factuel).

Or derrière ces quelques constats, se tiennent un ensemble d'enjeux sous-jacents à toute réflexion sur ce que la crise du coronavirus questionne : le rôle crucial des services publics et le réexamen de ce qu'ils doivent être dans le monde de demain (par exemple en matière de système de santé à l'aune de risques sanitaires réévalués en ce 21e siècle), l'intervention nécessaire des acteurs publics, à toutes les échelles, pour préserver ce qui serait identifié par les sociétés dites développées comme l'essentiel ; France Stratégie, dans ses tous derniers travaux, évoque également « la prise de conscience de ce qui fait de nous une société, dans les solidarités et les disciplines du quotidien ; les dépendances qu'a créées une globalisation qui commençait déjà à ralentir et que les coups de boutoir des montées des protectionnismes américain et chinois ébranlaient ; l'importance de la dimension locale de la vie en société ; l'enjeu clé de la confiance dans la science, mais aussi dans les institutions, et des uns envers les autres... ». Et puis il y a une question fondamentale : peut-on continuer comme avant ; n'est-il pas temps de modifier en profondeur notre référentiel en matière de politiques publiques...changer de paradigme vu les risques globaux qui s'accumulent et dont on sait maintenant qu'ils peuvent se matérialiser à tout moment, que ce soit en matière énergétique, migratoire ou environnemental pour ne citer que ces exemples ?

Se projeter méthodiquement dans le futur

La crise sanitaire en cours conduit à s'intéresser à un certain nombre de disciplines intellectuelles, d'analyses théoriques et empiriques, parmi lesquelles la statistique, l'analyse des probabilités et l'évaluation des risques. En tant que communauté humaine, nous éprouvons le besoin de comprendre l'avènement de tels événements comme la pandémie du COVID-19, et nous nous interrogeons de fait sur notre capacité à les anticiper, alors qu'ils sont hautement improbables statistiquement, mais peuvent générer des impacts potentiellement considérables, au risque même d'être tout simplement sous-estimés.

L'histoire récente est jalonnée de tels événements que l'on appelle des « cygnes noirs ». En plus d'être rares et imprévus (peut-être même imprévisibles), ces événements ont un impact (social, économique, technologique, environnemental...) considérable, souvent rapide et globalisé. Ils conduisent à un mode de gestion de ces impacts qui est un mode d'urgence, parfois de crise, et amènent les communautés humaines qui sont touchées, sinon à remettre profondément en cause le système qu'elles voient comme responsables des événements, à s'interroger sur leur capacité à penser l'impensable. De ce point de vue, la prospective apporte depuis les années 1950 des réponses utiles pour penser au mieux (c'est-à-dire de façon rigoureuse et crédible) le futur et les réponses et actions souhaitables et possibles du point de vue des politiques publiques, mais aussi des décisions privées.

Mieux anticiper les conséquences de chocs exogènes et les risques de leur survenance, ou encore des tendances lourdes qui s'installent dans nos économies et nos sociétés peut s'avérer vertueux s'il s'agit de s'y préparer, de s'en prémunir ou encore d'inverser ces tendances si on le juge nécessaire ou vital. Et de ce point de vue, la prospective offre une boîte à outils qui est large et qui permet d'analyser avec discipline les signaux faibles des changements importants qui se préparent. La crise sanitaire, sociale et économique que nous vivons est peut-être un appel à s'intéresser à ces signaux faibles qui sont des informations partielles, fragmentaires, souvent non structurées, mais dont la compréhension permet d'anticiper utilement le changement et, plus spécifiquement, ce qu'il convient d'appeler les « ruptures critiques » dont la notion renvoie aux événements dont les conséquences sont potentiellement importantes et en rupture avec l'existence (au sens négatif ou positif).

Pourquoi conduire des réflexions prospectives ? Comme la SOLEP l'a mis en évidence dans son rapport « Luxembourg 2030 », la prospective ne consiste pas en une méthode de « brainstorming » qui amènerait à des exercices simplement créatifs, mais à l'élaboration et l'analyse de scénarii de rupture qui permettent la remise en cause constructive de présupposés, de biais de décision voire de schémas mentaux collectivement et potentiellement erronés, et qui nous empêchent d'anticiper ce qui peut en définitive le plus se produire. On ne parle pas ici de faire des prévisions, mais d'adopter un mode de pensée alternatif qui repose sur la construction et/ou la prise en compte d'hypothèses d'évolution de rupture.

De l'utilité d'incorporer des approches d'évaluation solides pour contribuer à une prospective ambitieuse

La SOLEP en a bien conscience : prise isolément, la prospective a ses propres limites car elle offre un niveau d'analyse qui mérite qu'on tienne compte et qu'on intègre d'autres approches et dimensions qui peuvent s'avérer plus adaptées à la complexité du contexte auquel nous sommes confrontés. C'est particulièrement vrai dans un contexte de crise multiforme comme celle en cours (dimension sanitaire, dimension économique, dimension financière, dimension sociale, dimension éducative...).

C'est la raison pour laquelle la SOLEP souligne l'intérêt de tenir compte, dans toute réflexion sur comment dessiner le futur, des disciplines évaluatives de l'action publique. L'évaluation est un ingrédient indispensable pour garantir la qualité de la gouvernance et la pertinence des politiques publiques. Evaluer une politique publique, qu'elle se présente sous la forme d'un projet en cours ou achevé, d'un programme ou d'un ensemble de lignes d'actions, consiste à mesurer, analyser l'efficacité et les effets, juger de sa valeur au regard d'un ensemble de critères clairement établis tels que la pertinence, la réalisation, l'efficience, l'efficacité, l'impact ou encore la viabilité dans la perspective d'améliorer et d'éclairer la prise de décision. L'évaluation se distingue du contrôle de légalité, consistant à vérifier la conformité avec le cadre légal et réglementaire, et de l'audit, tourné vers la maîtrise des risques, en appréciant si l'action menée obtient ou est à même d'obtenir des résultats, de répondre aux besoins et aux attentes des citoyens dans une optique d'intérêt général. Et face à la question de savoir quel monde, quelle société, quel mode de développement, quelles politiques publiques nous voulons, l'évaluation s'avère utile pour a) développer des approches solides pour travailler à ce qu'il est commun de nommer le design et l'évaluabilité des politiques (évaluation ex ante), mais aussi pour b) aider à suivre la conduite de ces politiques via un système lisible d'indicateurs (monitoring) et pour c) aider à comprendre les améliorations et inflexions nécessaires à la conduite desdites politiques pour le futur (évaluation ex post et leçons à tirer).

Le Luxembourg n'est pas encore reconnu en Europe comme un pays où les pratiques évaluatives sont systématiques et relèvent d'une culture publique profondément ancrée. Pour autant, sous l'impulsion de quelques acteurs sensibles à l'intérêt des démarches et logiques sous-jacentes, la SOLEP a commencé à la fin des années 2000 un travail de sensibilisation progressif (conférences, ateliers, échanges au sein de l'écosystème national) qui la conduit à faire le constat d'une certaine maturité pour envisager des initiatives plus marquées à l'adresse d'un public de plus en plus large, avec pour cibles, entre autres, les fonctionnaires de l'administration gouvernementales ainsi que le législateur luxembourgeois. Car au-delà des principes mêmes de l'évaluation, plusieurs enjeux sont en effet de nature à particulièrement intéresser les acteurs nationaux, et plus encore s'il s'agit de vivre un saut qualitatif en matière de gouvernance publique suite à une crise comme celle que nous vivons actuellement au niveau mondial. L'évaluation des politiques publiques, sans aller nécessairement jusqu'à sa généralisation, pose des questions en lien avec la compétitivité de l'économie, la soutenabilité de ses finances publiques, le développement durable, la santé, le secteur social, mais aussi l'optimisation de l'action publique, l'efficacité de l'appareil administratif, l'augmentation des capacités des structures existantes ou encore du tissu associatif.

C'est la raison pour laquelle la SOLEP y voit une source très précieuse de réflexion et d'expertise pour élaborer des référentiels de politiques publiques pertinents et transformer l'action publique de manière efficace et constructive. La SOLEP y voit aussi un matériau méthodologique utile à la lumière des tendances qui s'imposent du point de vue des impératifs de soutenabilité. On assiste en effet, avec l'essor des objectifs du développement durable (ODD) et l'expression de nouvelles aspirations collectives, à l'émergence d'une nouvelle génération d'évaluateurs qui bousculent les pratiques et promeuvent de nouveaux principes directeurs pour leur discipline, et croisent les regards disciplinaires pour mieux appréhender la complexité des réalités à analyser et comprendre. On s'engage et on prend désormais parti au terme de ses propres analyses objectives. Et c'est justement ce type de parti pris dont s'accommode aussi la perspective en tant que méthode de concertation et de confrontation des analyses, des points de vue et des imaginations. Evaluation et prospective peuvent donc parfaitement s'articuler de manière complémentaire pour mutuellement se renforcer et ouvrir des réflexions d'autant plus pertinentes et solides au bénéfice de l'intérêt général.

Leçons à tirer et propositions de la SOLEP asbl

La crise risque de fortement et durablement ébranler et fragiliser nos sociétés ainsi que nos institutions et systèmes démocratiques. Elle peut aussi abîmer (durablement) la qualité de nos politiques publiques en créant des rigidités cognitives et de l'aveuglement stratégique pour les décideurs trop concentrés par le très court terme. Il importe donc, au-delà du traitement de l'urgence sanitaire et économique à laquelle il a fallu immédiatement répondre, de favoriser la mise en place d'un cadre de réflexion, d'analyse et de prise de décision qui se prête à penser au mieux l'après-crise en s'appuyant utilement sur les leçons à tirer.

Parmi les enseignements sur lesquels nous pourrons bâtir l'après-crise, peut-être peut-on évoquer la nécessité, plus que jamais, de nous doter d'une gouvernance publique propice à mieux anticiper les menaces et les disruptions, mais aussi à favoriser et renforcer notre capacité collective à innover, à changer, à nous adapter, à améliorer l'agilité stratégique des pouvoirs publics.

Comment concrètement appréhender et penser au mieux les impératifs à la fois de soutenabilité, d'efficacité et de pertinence des politiques publiques ? En octobre 2015, la SOLEP a livré au Gouvernement et à la société civile un rapport de prospective territoriale baptisé « Luxembourg 2030 », lequel s'était appuyé sur un exercice de prospective citoyenne méthodique, participatif et impliquant tant des experts que des citoyens. Et de ce point de vue, l'initiative prise par France Stratégie semble des plus inspirantes. Partant du constat des fragilités, des vulnérabilités et des failles que nos modèles de développement laissent entrevoir de nombreuses et plus ou moins prévisibles conséquences sociales, économiques, politiques et géopolitiques de la crise en cours, cette initiative consiste à interroger ces modèles et à penser leur impératif de soutenabilité et leurs conséquences dès la sortie de crise. L'enjeu principal, auquel souscrit volontiers la SOLEP, est de refonder le référentiel de nos politiques publiques, en définissant un horizon pour l'après qui soit pertinent.

La SOLEP avait, préalablement aux dernières élections législatives, sensibilisé les parlementaires luxembourgeois de tous bords à des recommandations qui lui paraissent, dans le contexte de la réflexion sur l'après-crise, plus que jamais pertinentes et constructives. Ces recommandations s'articulaient autour de deux préoccupations que sont à la fois a) développer des réflexions de long terme, via entre autres des méthodes pertinentes de prospective, afin d'améliorer la définition de politiques publiques proactives, et b) promouvoir une évaluation plus systématique et de qualité des politiques publiques, pour renforcer la pertinence et l'efficacité desdites politiques, leur impact positif du point de vue de ce que l'on appelle l'intérêt général, et la responsabilité des décideurs vis-à-vis des citoyens et des générations futures.

La SOLEP, en tant que société de prospective et à la fois société d'évaluation, peut se prévaloir d'une certaine originalité à l'échelle des sociétés européennes qui lui permet de favoriser un dialogue méthodologique et multidisciplinaire entre ses membres qui peut être porteur d'innovation, notamment en ces temps de réflexion sur l'après. Elle formule donc ici une proposition concrète dont elle espère qu'elle retiendra l'intérêt des forces vives luxembourgeoises et de la Grande-Région, à savoir le lancement, dès l'été 2020 et en collaboration étroite avec le Gouvernement, d'un nouvel exercice national et grand-régional de réflexion prospective méthodique et démocratique impliquant experts et citoyens qui a)favorise un redémarrage (un rebond) qui tienne compte des erreurs du passé et anticipe les risques d'écueil pour l'avenir,b) permette d'évaluer (voire réévaluer) nos priorités et nos besoins, c) intègre une réflexion sur et une prise en compte de l'évaluation des politiques publiques comme ingrédient indispensable de la bonne gouvernance publique pour le futur, d)autorise la participation du plus grand nombre des composantes de la société luxembourgeoise et de la Grande-Région, et e)exige l'implication, l'engagement, l'imagination et l'écoute.

Le tout, dans le souci du long terme et le respect d'un certain nombre d'engagements et d'éléments démocratiques et sociaux qui nous sont chers collectivement.





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